Tu as passé ta jeunesse dans l’Indiana : quels sont tes premiers souvenirs ? Quels ont été les premiers groupes qui t’ont fait aimer la musique, ceux qui t’ont donné envie d'en faire ?
Mighty Mo Rodgers. Oui, j'ai grandi à East Chicago dans l’Indiana. Mes premiers souvenirs sont en famille. J'ai grandi dans une famille de classe moyenne où j’ai reçu une solide éducation. Mon père possédait une boîte de nuit et une propriété.J'ai étudié la musique classique, que j'aime encore aujourd'hui même si je n’en joue pas. J’en écoute tous les jours. Comme la plupart des jeunes des années 50, j'ai grandi avec le rock and roll de Chuck Berry, Little Richard, Jerry Lee Lewis, Bobby Darin, etc…
Le blues est venu plus tard, et le jazz aussi. C'était grâce à mon meilleur ami Willie B Spencer que j'ai connu le blues. Nous nous échappions dans la campagne de Gary pour voir un artiste de blues jouer.
Il y a aussi Jimmy Reed et beaucoup d'autres artistes que j'oublie, je ne sais pas jouer comme eux mais ils m’ont beaucoup impressionné.
J'ai commencé un groupe de rock and roll avec des amis. Nous avons participé à quelques concours musicaux. C'était amusant et je ne l'ai vu comme une carrière que plus tard. Mes amis Willie B Spencer et Ben Brown sont partis maintenant mais occupent une place spéciale dans mon cœur. Ben Brown a continué à travailler avec les Jackson 5.
J'ai fait quelques disques dans un petit studio à Gary. Très amateur et pompé sur plein de choses, mais c'était mon processus d'apprentissage.
Parle-nous de ton premier groupe de rythm 'n' blues "The Rocketeers", puis "Maurice Rodgers Combo"?
Mighty Mo Rodgers. The Rocketeers était un groupe que j’ai formé au lycée avec des amis. Nous étions très jeunes, sans expérience, et donc pas très bons. Mais faire des arts est un long processus. Le nom du groupe a été inspiré par mon amour pour la science et les fusées.
Nous avons peut-être fait trois concerts au maximum. Le premier était au lycée de mon ami Ben Brown à Gary. Mon premier souvenir a été la frayeur d’être sur scène pour la première fois. Merci à Ben Brown qui était le batteur du groupe.
Maurice Rodgers Combo, c’était à l'université avec Jan Elgan et John Tracy, qui sont encore mes amis aujourd'hui. Nous étions tous jeunes, j'avais 19 ans et eux 18 ans. Nous nous sommes rencontrés à l'Indiana State University. Nous ne faisions rien d’original, juste des reprises de tubes. Notre chanson préférée était «Shout» des Isley Brothers.
Aujourd'hui, Jan Elgan est titulaire d'un doctorat en psychologie et John Tracey est un enseignant à la retraite. Nous avons passé de bons moments à jouer dans les plus grandes maisons de fraternité de l'Indiana et de l'Illinois. De très bons souvenirs, très amusants.
Ensuite, tu commences à écrire des chansons, te souviens-tu de ta première chanson ?
La première chanson que j'ai écrite était un morceau pour piano classique. Je me souviens de l'avoir apporté à mon lycée et de l'avoir montré au professeur de musique. Elle était tellement impressionnée qu'elle me l'a fait jouer dans tous les autres cours de musique.
Je ne m'en souviens pas et je n'en ai pas de copie. J'avais 14 ou 15 ans à l'époque.
Plus tard, j'ai écrit des chansons de type rock and roll, toutes repiquées de Little Richard et Fats Domino… Des trucs vraiment mauvais... Mais il faut imiter avant d'innover.
En 1973, tu as produit un disque de l'un de tes héros, l'harmoniciste Sonny Terry, avec Brownie McGhee, puis tu abandonnes la musique et retournes à l'école, puis tu obtiens un diplôme en philosophie. Comment as-tu vécu cette période?
Mighty Mo Rodgers. J'ai coproduit le disque de Sonny & Brownie vers 1972. En vérité, je savais qui ils étaient mais pas plus que ça. Puis j’ai travaillé avec un petit label à Hollywood appelé Double Shot Records.
Ils avaient ce genre d'artiste noir nommé Brenton Wood. J'ai joué les solos sur tous ses tubes avec mon piano électrique, un Farfisa. Je n’ai pas gagné beaucoup d’argent, je me suis contenté de travailler sur le clavier... mais j’en suis ressorti avec une expérience solide en studio d'enregistrement.
À partir de là, j'ai enregistré Sonny et Brownie pour A&M Records, qui était à l'époque une grande maison de disques. J'ai choisi les chansons, j'en ai écrit quelques-unes aussi et ce fut une très bonne expérience. En vérité, c'est Sonny Terry qui m'a amené vers le blues. Le pouvoir de son chant et de son jeu était magique. Je ne le savais pas encore, mais il a été un catalyseur pour moi.
Les années 70 étaient étranges, le disco est arrivé et je suis sorti. Je suis retourné à l'école parce que je m’étais promis de le faire pour ma mère qui est décédée quand j'avais 18 ans.
La spécialisation en philosophie était importante pour moi car elle soulevait des questions ultimes sur ce qu'est la vie et tout cela... ce que nous appelons l'existence. J'étais une sorte de hippie vivant à Venice, en Californie. Je n'avais ni famille ni enfants, alors j'ai eu le temps de poursuivre ma formation.
Tu t’es beaucoup investi dans l'enseignement dans les quartiers difficiles de Los Angeles. Quelles étaient tes motivations ? As-tu gardé contact avec les personnes que tu as rencontrées à ce moment-là ? Te reste-t-il des souvenirs de cette époque à partager avec nous?
Mighty Mo Rodgers. Enseigner dans le centre-ville a été l’une des meilleures expériences que j’ai vécues. Cela n'a pas été facile, car ça nécessitait en réalité des compétences particulières, celles de comprendre la nature (malheureusement) bureaucratique de l'enseignement. Je m’y suis affronté à maintes reprises.
La pauvreté... est un proxénète prostituant les pauvres. Beaucoup d’âmes se sont perdues, gaspillées ou détruites, simplement à cause du manque de ressources pour nourrir leur esprit, l'esprit de leur âme. Le classisme est le racisme ultime. Est-ce un destin ?
J'ai enseigné à des jeunes vulnérables, principalement hommes, principalement noirs.
Ce n’était pas des mauvais bougres, juste des gosses « jetables », endommagés par ce qu'ils ont vu, vécu et entendu.
Ils m'ont appris autant que je leur ai appris.
Je suis toujours en contact avec beaucoup d'entre eux. Quand ils me voient dans la rue, je reçois un « Bonjour Monsieur Rodgers ! ».
La vie est étrange, car avant cela, j'enseignais dans une classe "GATE" dans une école dite "normale". GATE signifie doué et talentueux. C’était des gamins de 12 ans avec les plus hauts quotients intellectuels, venant de bonnes familles. Eux aussi me contactent de temps en temps.
Être enseignant m'a beaucoup apporté, et j’ai dû apprendre sur le tas, malgré toutes les formations pédagogiques que j’ai dû suivre.
Comment est née l'envie de revenir à la musique en 1992 ? Par manque, par besoin, pourquoi as-tu arrêté toute création?
Mighty Mo Rodgers. Pourquoi suis-je revenu ?
Comme je l'ai dit sur mon premier album "Blues Is My Wailin’ Wall", je n’ai pas aimé ce que j’entendais et j’avais quelque chose à dire. Pour moi, le Blues était en mauvaise posture. C'était ennuyeux, redondant. Il ne représente que moins de 2% du marché et pour le blues pas de hip hop, de rock, de soul etc… Alors je suis revenu pour redynamiser le blues.
Mais je n'ai jamais arrêté d'écrire.
Tu as écrit une thèse sur le Blues en tant que musique métaphysique : toute musique vient de l'âme, du cœur, de l'humain. Voulais-tu dire que le Blues a une existence indépendante de la vie?
Mighty Mo Rodgers. Oui, j'ai écrit une thèse sur le blues comme musique métaphysique, mais cela ne veut pas dire que le Blues a une existence indépendante de la vie. C’est une impossibilité. Le blues est la vie. Venant des bas-fonds, de l’essence même de l’âme...
Nous les Noirs sommes le Blues. Et le blues vient de notre être existentiel. Notre existence même...
Le blues est la seule musique qui a pris quelque chose d'aussi défiguré et en a fait quelque chose de profond. Aucune autre musique n'a brûlé dans les ténèbres que le Blues.
C'est la vie et l'élément métaphysique est le miracle de sa transformation.
Le blues est le hurlement sacré.
Rien d’autre que la mort ne peut avoir une existence indépendante de la vie.
Et même ici ... nous passons à travers la mort et non par elle.
Le blues EST LA VIE dans sa crudité existentielle.
Depuis ses racines ontologiques ... vers le haut.
Le blues est un hurlement ... Un hurlement sacré.
Qu'est-ce que la musique ? Un simple son, pas plus.
Le Blues est une magie métaphysique métaphorique qui transforme le tragique.
La chanson "400 years of tears" évoque le premier bateau d'esclaves africains en Amérique : tu accordes beaucoup de place au social dans tes textes, penses-tu que la musique peut changer les mentalités?
Mighty Mo Rodgers. Oui, "400 years of tears" évoque les premiers Africains réduits en esclavage, puis amenés en Amérique.
Oui, il y a beaucoup de commentaires sociaux dans mes textes, parce que si peu d'artistes de blues le font.
Et oui, la musique peut changer les mentalités. Bob Dylan a remporté le prix Nobel de Littérature. Cela ne s'est jamais produit auparavant.
Et pour citer ou paraphraser Dylan, si vous ne chantez pas à partir de ce que vous savez et ressentez, c'est juste de la merde.
Je ne chante pas de trucs sociaux. J'écris et je chante l'amour et la perte.
Et aussi, pour avoir une bonne musique. Le blues est tout cela et plus encore.
Pourtant, le cœur du Blues est un cœur brisé à la fois physiquement, spirituellement, émotionnellement et psychologiquement. Mais le Blues se guérit de lui-même… par le Blues.
Le blues est son propre antibiotique.
"Slave to a word": selon tes compétences en philosophie, quelle est la place de la rhétorique et l'importance des mots dans le blues ? Y a-t-il un message politique?
Mighty Mo Rodgers. Si vous écoutez vraiment "Slave To A Word", vous comprendrez que je n'utilise pas de rhétorique, qui utilise le pouvoir de persuasion, oral ou écrit. Trop souvent dans la rhétorique, on tente de convaincre quelqu'un.
Je n’essaye pas de «convaincre» qui que ce soit. Le Blues est ma muse, elle me guide. J'écris et je chante aussi poétiquement que possible. Pas en tant que prédicateur ou enseignant mais en tant que Poète du Blues. Et quand vous êtes un poète du Blues... chaque ton est un air, un conte raconté pour garder la raison.
Le narrateur dans "Slave To A Word" est lui-même un esclave. Il est prisonnier dans les limbes, vivant, sans pouvoir s’échapper avant que le dernier frère et la dernière sœur arrêtent d'appeler son nom... qui est simplement ... le mot N. Il ne sera jamais libre avant que ce maudit mot ne soit abandonné. À la fin de "The Virus", Richard Pryor qui le premier l'a publié sur le monde montre clairement qu'il ne l'utilisera plus jamais.
Ton 7ème album "The virus" symbolise plutôt la violence, le racisme, la pollution. Fais-tu une prémonition ou un parallèle à voir avec la crise sanitaire actuelle?
Mighty Mo Rodgers. "The virus" ne "symbolise" pas la violence, le racisme ou la pollution. Il s'attaque plutôt à ces vrais problèmes qui nous hantent aujourd'hui.
C'est ce que Marvin Gaye a fait dans son chef-d'œuvre "What’s Going On".
Le blues est devenu urbain et musique du monde.
Comme le font Bob Marley et Bob Dylan et Stevie Wonder, "The Virus" est ma réponse à "What’s Going On" de Marvin Gaye.
Y a-t-il un artiste ou un groupe avec lequel tu aurais rêvé de jouer ou de composer?
Mighty Mo Rodgers. Cela aurait été un honneur de travailler avec les trois personnes que j'ai mentionnées plus haut : Bob Dylan, Bob Marley, Stevie Wonder.
J'ai joué avec la plupart des artistes de blues au fil des ans dans des festivals.
As-tu prévu de sortir bientôt un nouvel album, as-tu écrit de nouvelles chansons ?
Mighty Mo Rodgers. Mon nouvel album sortira à la fin de l'automne. Il s'appelle «Sci-Fi Blues ».
J’ai enregistré 4 chansons jusqu’à présent. L'une concerne George Floyd, l'homme noir tué par les flics à Minneapolis. Tout a été capturé sur une vidéo qui a fait le tour du monde.
J'écris toujours. Et "The Virus" était mon septième enregistrement d'un projet d’un cycle de douze appelé "Blues Odyssey".
Aujourd'hui, quels sont tes groupes préférés ? Sont-ils les mêmes qu'avant ? Quel genre de musique aimes-tu écouter ?
Mighty Mo Rodgers. J'aime tout musicien ou artiste qui fait quelque chose de frais, de nouveau et d’inspirant. Black Pumas en est un. Grand chanteur et super chansons.
Pour être honnête, la plupart ne m'inspirent pas. J'écoute les grands de la vieille école, Nina Simone, Coltrane, Miles, Wonder, Dylan, Marley, Beethoven beaucoup. J'ai même visité sa tombe à Vienne.
Quant au Blues, j'écoute les maîtres pour m'inspirer. Elmore James, Muddy, Howlin Wolf, Bobby Bland, Jimmy Reed.
Il n’y en a qu’un de chaque et ils ne peuvent pas être copiés. Mais ils peuvent vous inspirer. Aretha Franklin, Ray Charles, Otis Redding sont les chanteurs de soul que j'écoute. Pour moi, être inspiré signifie m'aider, faire mieux mon son et voir clair.
Mais ma véritable inspiration vient de la lecture et de l'écoute du monde ... et ce qui s’y passe.
Comment te définirais-tu en un mot ?
Mighty Mo Rodgers. Iconoclaste
Comment as-tu géré la crise du coronavirus?
Mighty Mo Rodgers. En prenant des distances sociales, en portant un masque et en utilisant un désinfectant. Comme nous sommes tous supposés le faire.
Avec les événements actuels aux États-Unis, le mouvement “Black lives matter”, la révolte contre la violence policière, le racisme, comment ressens-tu les pressions sociales et humaines qui se répandent dans le monde? Comment vois-tu ces sentiments de révolte évoluer avec le temps?
Mighty Mo Rodgers. Nous sommes dans un monde magique, à la fois troublé et éveillé.
La mort d’un homme a galvanisé le monde.
L'Europe se penche enfin sur son histoire cachée et sur ses héros.
Déconstruire et voir honnêtement, pour la première fois, le colonialisme, l'impérialisme et le capitalisme d'en bas. Des statues de personnages historiques célèbres qui donnent des noms à des bâtiments sont en train d'être enlevées des couloirs du savoir et du gouvernement. Et tout cela à cause d'une seule vidéo.
Pourquoi?
C'était un changement de paradigme que personne n'a vu venir.
Un peu comme le virus que personne n’a vu venir.
Ce n'est pas par hasard. "Black Lives Matter" est un "zeitgeist".
Malheureusement, en Amérique, nous avons un leader qui a des problèmes psychologiques profonds. Et un groupe d'adeptes qui le suivraient en enfer.
C'est ça aussi le destin.
L'Amérique ne s'est jamais attaquée à l'esclavage, au racisme et à la discrimination systématique. Bien sûr, le Blues sort de tout cela. Le blues est la seule musique au monde née de la folie. Le blues transforme le défiguré en transfigurations ... c'est le blues.
Et le seul vrai Blues parle de l'époque.
C'est ce que je fais. Dans mon nouveau CD, il y a une chanson de George Floyd et une chanson sur l'Amérique intitulée "Blues For America". De l'incident de George Floyd est venue la plus grande manifestation en dehors de l'Amérique en Allemagne.
Quelque 50 000 personnes se sont rassemblées contre le racisme. Tout cela est incroyable.
Le racisme est réel. Même dans le blues où les festivals en Amérique, qui discriminent les artistes de blues noirs.
Oui, le racisme est là et j'aborde cela dans ma musique.
Comment peux-tu être raciste et aimer le Blues, une création noire ? C’est comme aimer Jésus mais détester les juifs. Mentalement fou.
Marvin Gaye a chanté tout cela et la violence policière dans son chef-d'œuvre “What’s Going On”. Et c'était il y a 40 ans !
Comme on dit : "plus les choses changent, plus elles restent les mêmes".
Un mot sur Lucky Peterson?
Mighty Mo Rodgers. Mon dernier concert était en mars en Tunisie. Lucky Peterson a également joué dans ce festival.
J'ai souvent joué avec Lucky au fil des ans. Un artiste incroyable. Grand joueur d'orgue et guitariste. En vérité, c’était un enfant prodige, joueur d'orgue à la télévision nationale américaine quand il avait 4 ou 5 ans.
Son sourire et ses dons musicaux me manqueront.
Le monde musical a perdu un génie surdoué.
Pour finir, si tu ne devais garder que 3 choses : un disque, un film et un troisième choix (n'importe quoi), quels seraient tes choix et pourquoi ?
Mighty Mo Rodgers. On m’a déjà posé cette question, et ma réponse a changé avec le temps. La question était, si vous étiez coincé sur une île, quelles trois choses prendriez-vous comme livre, film et chanson.
Quand j'étais jeune, je disais :
Une chanson rock and roll pour ne pas m'ennuyer. "Good Golly Miss Molly" par Little Richard
Un film policier : "Le faucon maltais"
Et comme livre, "L’Homme invisible" de Ralph Ellison
Maintenant que je suis plus âgé, je suis plus "installé".
Et dans la mesure où la vie est un livre, chaque page est notre destin et le destin que nous faisons pendant que nous écrivons notre livre.
Aujourd'hui, je prendrais "A Love Supreme" de John Coltrane, le livre "Brothers Karamazov" de
Dostoïevski.
Le film ? C’est difficile. Mais dans la mesure où j'aime la science-fiction, ce serait un film de science-fiction. Soit Matrix, Blade Runner, ou le premier "La Guerre des mondes".
Merci à toi Mighty Mo Rodgers, en espérant un retour sur une scène française très vite.